Siècle cruel (1)

Affiche-SadeDeux expositions artistiques de grande ampleur se tiennent actuellement à Paris à propos de l’oeuvre du Marquis de Sade qui comme chacun sait, a donné son nom au « sadisme » et aux sadiques, c’est à dire à ceux qui prennent du plaisir à faire souffrir les autres.

La première exposition, au musée d’Orsay, montre l’influence de Sade dans la peinture, la sculpture, la photographie et le cinéma du 19ème au 20ème siecle ; le point chronologique culminant dans un extrait (gentillet ) du film de Pasolini : « Salo ou les 120 jours de Sodome ».

Mais l’exposition fait aussi des incursions dans des œuvres picturales d’avant Sade où le cru /cruel s’expose charnellement sur la toile : par exemple, dans les représentations des martyrs chrétiens qui ornaient les murs des églises sans que personne ne s’en offusque.

La seconde exposition au musée des Lettres et des manuscrits montre comment au fil des siècles, depuis Sade et les Libertins, depuis les jeux de mots licencieux dans l’oeuvre de Rabelais, le répertoire galant des poètes du 17ème siècle, le mot LIBERTIN s’est galvaudé, vulgarisé pour ne plus évoquer que la « libertine » d’une chanson sans danger de Mylène Farmer ainsi que certains « clubs » échangistes.

Exit le sens de la révolte et de la révolution que portait le mot au 18ème siècle et ceci jusqu’au Surréalisme.

Les siècles cruels que l’oeuvre de Sade ouvre, sont aussi des siècles artistiques et littéraires, des siècles intellectuels car la cruauté s’y exprime davantage à travers le fantasme de l’oeuvre que dans la réalité.

En quoi cette littérature nous renvoie-t-elle à notre vie réelle ?

Nous sommes tous un peu sadiques : qui d’entre nous n’a pas rêvé que le conducteur qui vient de nous faire une queue poisson pour sortir plus vite de l’autoroute, ne subisse quelques vieilles souffrances ?

Tant que la catharsis demeure dans le domaine de l’art et la littérature tout va bien pour le genre humain mais lorsqu’elle envahit l’espace public , la vie quotidienne : tout va mal.

Quand le sadisme théorisé par Sade (voir les extraits ci-après) s’inscrit vulgairement dans les rapports sociaux et les rapports amoureux, nous devons nous interroger , non pas sur les siècles cruels (depuis Rome, ils le furent toujours) mais sur la capacité de l’art, de la littérature et des artistes à développer une nouvelle catharsis…

Extraits de Justine ou les Malheurs de la vertu, édition établie par Béatrice Didier (pages 201à 203,Livre de poche n°3714) :

« Quel est l’objet de l’homme qui jouit ? N’est-il pas de donner à ses sens toute l’irritation dont ils sont susceptibles, afin d’arriver mieux et plus chaudement, au moyen de cela , à la dernière crise.
(…)
Or, n’est-ce pas un sophisme insoutenable que d’oser dire qu’il est nécessaire, pour l’améliorer, qu’elle soit partagée de la femme ?
(…)
La tyrannie ne flatte-t-elle pas l’orgueil d’une manière bien plus vive que la bienfaisance ? Celui qui impose n’est-il pas le maître bien plus sûrement que celui qui partage ? Mais comment peut-il venir dans la tête d’un homme raisonnable que la délicatesse eût quelque prix en jouissance ?
(…)
C’est une chose très différente que d’aimer ou que de jouir : la preuve est qu’on aime tous les jours sans jouir et qu’on jouit encore plus souvent sans aimer. Tout ce qu’on mêle de délicatesse dans les voluptés dont il s’agit , ne peut être donné à la jouissance de la femme qu’au dépens de celle de l’homme, et tant que celui-ci s’occupe de faire jouir, assurément il ne jouit pas, ou sa jouissance n’est plus qu’intellectuelle, c’est à dire chimérique et bien inférieure à celle des sens.(…). Si l’égoïsme est la première loi de la nature, c’est bien sûrement plus qu’ailleurs dans les plaisirs de la lubricité que cette céleste Mère désire qu’il soit notre seul mobile.
(…)
Les jouissances isolées ont donc des charmes, elles peuvent en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainsi, comment jouiraient tant de vieillards ? Tant de gens contrefaits ou plein de défauts ? Ils sont bien sûrs qu’on ne les aime pas, bien certains qu’il est impossible qu’on partage ce qu’ils éprouvent : en ont-ils moins de volupté ? Désirent-ils seulement l’illusion ?
(…)
Il n’est donc nullement nécessaire de donner des plaisirs pour en recevoir, la situation heureuse ou malheureuse de la victime de notre débauche est donc absolument égale à la satisfaction de nos sens, il n’est nullement question de l’état où peut être son cœur et son esprit;
(…)
Les femmes, j’en conviens, peuvent établir des maximes contraires, mais les femmes qui ne sont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plastrons, sont récusables toutes les fois qu’il faut établir un système réel sur cet sorte de plaisir . »

Remarques du Professeur Mottro :

Sade est un libertin : nous le voyons ici à travers les propos qu’il prête à son personnage. Le libertin méprise les femmes dans la mesure où les femmes se trouvent dans le camp des faibles ; au contraire, il les admire quand elles sont dans celui des forts : dans les Liaisons dangereuses,Valmont admire Merteuil.

Ainsi , le monde imaginaire ou réel dans lequel évolue le libertin est un monde où les forts dominent les faibles mais contrairement à certaines arguties de Sade par ailleurs, ce n’est pas un monde naturel qui serait libre, un monde sans loi qui contraignent les Hommes.

Les libertins ont des lois : celles de la guerre.

Il est donc possible que la résurgence de l’oeuvre de Sade tende un miroir à nos sociétés malades de la guerre, des rapports de domination entre les Hommes, de l’exploitation cruelle des animaux à fin de nourriture et, à petite échelle, des incivilités dont nous sommes parfois victimes et dont nous faisons parfois preuve dans notre vie quotidienne.

Sade : moraliste du 21ème siècle ?

Qui l’eût cru ?