Le gilet jaune

Yann observa son téléphone portable qui clignotait tandis que le vieux s’était mis à lui raconter sa vie. Ils étaient attablés sous la véranda. Au loin, l’océan déferlait contre le récif-barrière. D’un coup, le soleil plongea sur la ligne d’horizon.
– Depuis combien de temps on se connaît, Yann ?demanda l’homme en le scrutant.
Un an déjà. Yann avait débarqué à Bora-Bora à bord d’un voilier pourri. Il était resté à quai, dépenaillé. Puis il était entré dans la dernière épicerie de l’île, celle du vieux, « Chez Bébert». Yann savait qu’il ne s’était pas trompé d’endroit. Hubert avait cru au retour du fils prodigue, en le voyant dans l’encadrement de la porte. Il avait embauché Yann, sans discuter.
Le lagon était devenu sombre autour du « motu ». L’homme vivait sur cet îlot depuis quinze ans. Il tenait bon, seul sur son bout de sable épargné par la montée des eaux. Dans la villa en bois, des margouillats se coursaient sur les murs et les plafonds. C’était à celui qui resterait le plus longtemps immobile avant de se jeter sur l’ autre pour l’avaler, en deux ou trois secousses glapissantes. Ca faisait claquer les parois en bambou.

En fait, ma vraie vie commence en décembre deux mille dix-huit. Les agriculteurs picards décident de former une armada de tracteurs et de fourragères pour descendre en région parisienne. Ils en ont marre de se faire arnaquer par la grande distribution. Ils déversent des tonnes de fumier sur le parking de l’Hypermarché Dujour, envahissent la galerie commerciale où circule un petit train transportant le père Noël, des enfants de la banlieue, leurs parents chômeurs et un animateur de FR3 qui braille dans un micro. Le conducteur du train a une panoplie de Lucky -Luke et un gilet jaune. D’une main, il fait pétarader son faux pistolet et de l’autre il tient le volant de la machine qui zigzague au milieu la foule fébrile.
Fébrile, je le suis moi aussi.Je sors d’une réunion de crise avec Ernest Dujour, l’un des héritiers de la chaîne des magasins du même nom. Il a reçu une délégation d’agriculteurs, fait semblant d’écouter leurs revendications sans desserrer les dents.La tension est palpable, j’ai chaud . Je m’ennuie,je suis contrôleur- qualité. J’occupe la moitié de mon temps à rédiger des compte-rendus que personne ne lit. En passant devant les vestiaires des employés, j’aperçois une chevelure flamboyante au coin de l’escalier. C’est Maryline, l’une des cinquante hôtesses de caisse qui triment sous la grande verrière de l’hyper , dans un vacarme continu, avec des contrats précaires et des horaires flexibles.Elle est assise, la tête penchée dans ses mains aux ongles vernis bleu-indigo. Elle sanglote. Je sais qu’elle pleure de rage et non pour une quelconque raison sentimentale. Alors, je me lance.
– Pourquoi tant de larmes, Maryline ?
Elle écarquille ses yeux noisette, essuie son rimmel et soulève sa crinière.
Elle est canon malgré ses quelques rides. Je n’ai jamais osé l’aborder, j’ai toujours eu peur de passer pour un blanc-bec.
– Ils ont fermé la moitié des caisses, je n’ai plus qu’à rentrer chez moi et je viens de me taper une heure et demi de RER.me dit-elle, dans un hoquet.
Je lui tends un paquet de Kleenex qu’elle saisit avant même que je ne prononce un mot.
– Merci, dit-elle avec un sourire palpitant au coin de ses lèvres charnues.

Yann regarda le vieux qui s’attendrissait tout en vérifiant discrètement que son téléphone portable
enregistrait la conversation.
-Et Maryline, qu’est-ce qu’elle est devenue ?
Hubert resta bouche-bée, comme suspendu à un rêve envolé. Les alentours de la villa bruissaient d’une intense vie nocturne : crabes de cocotiers, cents-pieds, chiens errants.Yann se leva, se dirigea vers la cuisine et revint avec une bouteille de rhum dont il versa la moitié dans deux verres à bière. Le vieux but cul-sec et enchaîna.

Maryline est venue s’installer chez moi pour économiser le loyer, le RER. J’avais un deux-pièces à dix minutes du centre commercial. Entre nous, les choses se sont décidées après l’arbre de Noël du magasin. C’est moi qui faisait le père Noël. Maryline m’aide à me changer en bonhomme rouge et blanc. Dans les vestiaires, elle réajuste mon bonnet, mon manteau et le gilet jaune que j’ai mis par dessus, pour la provoc. Maryline aime bien, elle se marre, me taquine, se rapproche. Je sens son parfum, ça m’excite. Au moment où j’enlève mes lunettes pour enfiler la barbe postiche, elle me dit : « Tu sais que tu as de beaux yeux, Hubert ». J’inspire à fond son odeur et je me dresse tout contre elle. Elle tombe dans mes bras et je lui roule une pelle. Elle m’agrippe le paquet et me pousse contre la porte qu’elle ferme à clef. Je touche au bonheur. Plus tard, je fais la distribution des cadeaux aux enfants du personnel pendant que les parents sont agglutinés autour du buffet. Comme d’habitude, le DAF de l’hyper rôde autour de Maryline. Il la colle, une bouteille de champagne à la main, une coupe dans l’autre, lui propose sans cesse de lui resservir des bulles en se déhanchant, hilare. Maryline a tombé son Perfecto, enlevé son pull. Elle porte un tee-shirt moulant sur lequel est inscrit« BROOKLYN ». Elle a les cheveux relevés, et dans sa nuque duveteuse, on aperçoit la queue du dragon rouge qu’elle avait tatouée entre les omoplates.
Nous sortons les premiers des réjouissances, la main dans la main. Le DAF jette à Maryline un regard furibard. Elle lui renvoie un baiser à la volée.

– Et le DAF, comment il s’appelait ? demanda Yann.
– Je ne sais pas… le DAF, c’est comme ça que tout le monde l’appelait.

Après les événements de décembre, le DAF nous propose un stage « gestion du stress ». J’hésite mais Maryline me demande d’y aller. Elle a un plan. Elle connaît le DAF depuis plusieurs années. Elle a eu le temps de l’étudier, dit-elle. Elle fait du baby-sitting pour lui. Sa femme l’a quitté et son fils Dimitri est devenu une vraie peste, un enfant gâté, une engeance que seule Maryline arrive à calmer, paraît-il. Elle me demande d’apprendre le tir au pistolet. Plus jeune, j’en avais eu l’idée constatant la dangerosité du monde autour de moi, mais j’avais mes études, d’autres activités chez mes parents, à la ferme.Mes parents étaient paysans, alors tu vois, moi, je les comprends les agriculteurs. Maryline me dit :  « Vas-y Hubert, me tirer, ça te fait du bien mais tirer au pistolet ça peut faire mal, un jour, quand il y aura la guerre ». Là-dessus, elle se met à fredonner la chanson de Nino Ferrer « le Sud » : « un jour ou l’autre, il faudra qu’il y ait la guerre… »

– A propos Hubert, t’as bien un pistolet dans le tiroir de ton bureau, dit Yann
– Comment tu sais ça ?
– Comme ça… Alors ce stage « gestion du stress » ?
Le vieux fit une grimace qui accentua ses plis d’amertume. Quelques gouttes de sueur perlaient sur sa glabelle. Il amorça un mouvement pour s’extirper de son fauteuil, se rassit et s’envoya d’un trait encore un verre de rhum.

Le stage consiste à simuler une prise d’otages, façon attaque d’agriculteurs picards.
Le DAF joue l’ otage retenu dans son bureau et le responsable du stage, son complice resté en salle avec le reste des participants. Moi, comme prévu, je me propose pour être le preneur d’otages. C’est facile,personne ne veut ma place car tout le monde préfère avoir le beau rôle.Alors voilà, le DAF et moi, nous sommes dans son bureau. Il me prend pour un idiot,il joue sans conviction, se moque de mon enthousiasme. Il n’arrête pas de me charrier jusqu’au moment où je lui colle mon Walther PPK sur le pif. Il n’y croit pas, repousse le flingue, détourne la tête,brasse de l’air,déambule dans la pièce, continue de rigoler,de dire que je suis vraiment naïf,ridicule de prendre ce stage au sérieux,que de toutes façons,je suis trop sérieux, avec Maryline surtout, qu’est-ce que je crois, je ne suis pas le seul à l’avoir baisée, lui aussi et quelques autres,parmi les collègues, l’ont baisée, martèle -t-il.J’hésite à pleurer. Mais il m’énerve tellement, le DAF, que pour lui montrer que je suis aussi sérieux qu’il me le répète,je sors un silencieux que je visse sur le canon de mon Walther. Et je lui tire une bastos dans le pied pour le calmer. Avant que ses hurlements ne rameutent la clique des stagiaires,je le bâillonne avec mes chaussettes et lui ordonne d’ouvrir son ordinateur. Je lui explique qu’il va effectuer un virement des comptes de la famille Dujour sur un compte bancaire maltais dont je vais lui préciser les coordonnées. Le DAF n’y croit pas, il est coriace, c’est un cadre zélé, il a été bien dressé. Alors je lui demande de se connecter sur le mail de son fils. Là, il le voit en plein écran ,son petit Dimitri, la mine déconfite et derrière lui, Maryline un grand couteau de cuisine à la main, une lame, on dirait une épée. Elle explique la situation au DAF en lui mettant les points sur les i et les barres sur les t.S’il ne fait pas rapidement le virement,son cochon de fiston finira en saucisson.

– Et qu’est-ce qu’il est devenu Dimitri ? demanda Yann.
– Dimitri ?
– Oui, le fils du DAF.
Hubert regarda Yann, fixement, comme s’il voulait lire dans ses pensées. Yann restait coi.
Le vieux sentait ses jambes qui s’engourdissaient. Il se leva en direction de son bureau. Dans la cocoteraie, les grillons jouaient un concert qui saturait l’air. Le vieux revint vite sur la terrasse. Quand il vit son Walther PPK posé sur la table à portée de mains du gamin, il s’arrêta ,retenant un grognement de fauve. Yann ne pipait pas, il avait deux billes d’acier à la place des yeux. Le vieux s’affala dans le fauteuil, en soufflant.
– Et qu’est-ce qu’il a fait le DAF ? reprit Yann comme si de rien n’était.
– Et tu ne me demandes plus ce qu’est devenu son fils ?
– Ben non. Son fils , c’est moi .
Silence.
– Réponds à ma question Jean-Hubert, parce que ton vrai nom c’est Jean-Hubert, Jean-Hubert Dujour. Fils de paysans, mon cul ! Gilet jaune, mes couilles ! Menteur, fils de capitaliste! Alors, qu’est-ce qu’il a fait le DAF ?réponds, magne-toi.
Le vieux transpirait à grosses gouttes, il glissait dans le fond de son siège, les mains crispées sur les accoudoirs en rotin.
-il a effectué les virements sur un compte en banque maltais. T’énerve pas Yann, on se connaît, on peut s’arranger, je suis blindé de thunes.
Yann pointait le pistolet, l’index sur la gâchette. Le vieux le regardait, les yeux exorbités.
– Tu vas me tuer ,dit-il en tremblant, et tu me balanceras aux requins.
– Non, Hubert, je ne vais pas te tuer, tu vas juste me signer quelques chèques. On a toute la nuit devant nous. Mais n’oublie pas les requins.

Professeur Mottro
Janvier 2019.