Allez-y mollo !

« Voyez-vous, professeur Mottro, dit le Proviseur, l’élève Stévi Diot est un peu fragile car véritablement c’est un jeune à l’intelligence au-dessus de la moyenne ; il ne faut en aucun cas confondre son refus de parler, de répondre aux questions que vous lui posez en classe, avec une quelconque forme de repli sur lui-même, c’est juste de la timidité. Certes, cette façon de se vêtir tout le temps en noir, avec des pantalons qui rappellent les soutanes que portaient autrefois nos curés de villages, pourrait passer pour de la provocation…

Mais NON ! Non, monsieur Mottro ! Mollo, mollo !

Notre laïcité se veut libérale, souple, et puis Stévi n’est pas un fondamentaliste ; d’ailleurs, d’après sa maman qui ne tarit pas d’éloge sur ses capacités mentales, il aurait, paraît-il, des aptitudes quasi-divinatoire. Bon… Même si… je vous le concède, le tatouage rouge en forme de pointillés et les ciseaux verts qu’il arbore autour du cou ne sont pas du meilleur goût.

Pardon ? Vous m’apprenez que le mois dernier, il a sorti en plein cours un couteau Douk-Douk… Mais savez-vous que le pauvre gamin est allergique aux pollens, aux bouleaux en particulier. Ca lui occasionne des oedèmes de Quincke, donc le Douk-Douk, c’est radical pour une trachéotomie rapide : ça peut lui sauver la vie, monsieur Mottro. Oui, oui, j’insiste : vous ne voulez tout de même pas empêcher qu’il sauve sa vie, non ?

Et celle de ses camarades, dites-vous ? Ah , ça… Ce qui est arrivé hier est tragique ! Le fatum, professeur, le fatum. Vous savez comme moi que nous n’y pouvons rien : comment stopper une décharge de kalachnikov ? Et puis nous n’avons plus d’abris depuis que les parents d’élèves ont décidé de faire abattre tous les arbres de la cour parce qu’ils étaient croulants et menaçaient de tomber sur la tête de leurs enfants, sans compter les allergiques !

Quant aux cocktails Molotov, ça, monsieur Mottro, je ne veux pas dire, mais votre collègue de physique-chimie y est sans doute pour quelque chose… Sans parler de votre collègue d’histoire, monsieur Besancenot, oui, un communiste qui consacre la moitié du programme à étudier la Révolution d’Octobre qui commence en février !

En tout cas, la cellule psychologique est en place, les cours sont annulés jusqu’à la fin de la semaine et Stévi est lui aussi écouté par les médecins urgentistes. Ce n’est pas de sa faute, comprenez-le bien. Alors, quand les gendarmes vous entendront, je compte sur votre bienveillance, comme d’ailleurs je compte sur la bienveillance de tout le personnel éducatif.

Naturellement, nous ferons demain une minute de silence en souvenir de nos trois lycéens tombés sous les balles. »