Mon prénom c’est José. Dans l’équipe Festina, en 1992,on m’appelait Teddy, le p’tit Eddy. Le grand, Eddy Merkx , a gagné cinq fois le tour de France. Moi, Je n’ai jamais rien gagné, même pas dépassé le Lautaret. Pourtant, j’étais chargé. Voyez ce que je veux dire. La semaine dernière, Luigi, un vieux copain du tour, est venu me voir à Véloland, le magasin où je bosse. Il sait que j’habite dans un appartement trop bruyant et que je veux en partir. Alors, il m’a dit « mon p’tit Eddy, si tu fais ce que je te dis, tu vas changer de vie » . Je crèche dans un T2 des années 1970. Tout résonne dans ces constructions en béton. La moindre petite cuillère qui tombe sur le carrelage vous vrille les tympans. Ce soir-là, je bricole ma nouvelle bicyclette, au calme. Elle sera souple comme une lionne. J’ai trouvé un cadre en carbone. Je vais y installer des pédales automatiques, en carbone aussi. J’ y ai mis le prix. Toutes mes clefs, tous mes outils sont rangés méticuleusement. Pourtant,je me sens à l’étroit dans ce logement, peut-être à cause des vélos. J’en ai 3 en pièces détachées et un à la cave, une randonneuse 650B Motobécane de 1975. Voilà la porte du dessus qui claque. C’est Carl, mon voisin craignos. Il la verrouille comme s’il donnait un coup de marteau. Au même moment, sur la voie ferrée qui ceinture les immeubles, passe le train de 20h10 pour Roubaix, dans un fracas de vaisselle cassée. J’entends Carl qui s’affale dans son canapé. Chute d’un gros sac. Le sommier se met à couiner. Vieille lattes. Elles couinent longtemps, le temps que le corps trouve sa place.
Je n’en peux plus du bruit. Il me rencogne en moi-même. Impossible de m’en sortir. Je dois prendre mon médicament pour continuer mon bricolage et me préparer un petit gaspacho, en brick, du bio. Ils sont bons ceux-là, concombre- tomate. Même si chez ma mère,au village, ils étaient meilleurs. Après dîner, je m’ assoupis en écoutant une chanson de Michel Sardou « dans les villes de grande solitude ». J’aime cette chanson. Elle amplifie le silence de la nuit . Mais ça ne dure pas. Tombe sur ma tête comme un buffet de cuisine avec ses couverts en inox. On dirait un mikado géant qu’on aurait renversé sur le lino d’en haut. Le lino du voisin.
« Passe-moi les nouilles , Luigi» qu’il gueule.
Je regarde l’heure. Il est minuit. Ce n’est pas une heure. Je file vers la salle de bain. Il me faut encore un médicament pour supporter tout ce boucan.Retour au salon. J’ouvre la fenêtre en grand.Quelques lueurs éparses dégoulinent dans le ciel gris. Je ne l’ai ni vu ni entendu , le feu d’artifice. Fini. A l’horizon, les terrils, les corons. L’air est un peu frais pour un mois de juillet. J’inspire, j’expire, je ventile. J’ai l’impression d’être au Galibier. D’un coup, je me sens remonté. En moins de trois secondes, quinze marches plus haut, je suis devant la porte de l’appartement des bouffeurs de nouilles. Mon sang pulse dans tous ses vaisseaux. Je suis irrigué à donfe. Les mecs parlent à tue-tête. Ils croient que l’immeuble leur appartient, qu’ils sont seuls au monde. Je vais leur montrer qu’ils font une erreur.
Mon pouce écrase la sonnette, patiemment. A l’intérieur, suspension de toute activité. Je perçois une hésitation, des frôlements. Puis, le loquet butte sur le chambranle. Le voisin entrouvre la lourde. Il est hilare. Je me retiens. Je jette un coup d’oeil rapide. A droite, il y a une table basse. Dessus, un tas de billets de banque. Autour, deux types, Luigi, le compagnon d’autrefois et un autre que je ne connais pas. Je sens que celui-là,il me fixe, interloqué. Il faut rester concentré, debout. Continuer ce qui est prévu.
« on fait trop de bruit ?» me siffle Carl dans les narines, comme le serpent Ka du Livre de la Jungle. Il me colle. Ma parole, il veut me balancer un coup de boule. Alors je le pousse sans effort dans un souffle fulgurant. Ma puissance n’a pas de limite. Carl vacille. Il est emporté de tout son poids vers l’arrière. Sa tête cogne par terre. Il s’affale.
Luigi ne pipe pas. L’autre type est sidéré.
-t’es un malade toi, t’es drogué ou quoi ?
– allez, casse-toi, rentre chez toi , me dit Luigi, on va régler ça.
Je retourne chez moi,m’enferme à double tour. Je m’assois, vérifie le nombre de mes pulsations. Soixante cinq. Tout va bien.Je me cale dans mon rocking-chair, l’oreille aux aguets. Pas de chance. Un train crisse sur la voie ferrée. Stridence intenable.Je dois vite m’enfiler une autre ampoule pour tenir. Au-dessus, plus un bruit. Je me rends compte que j’ai ma main droite dans la bouche comme si j’allais me bouffer tous les ongles. J’ai peut-être tué mon voisin. Cela n’était pas prévu. Je ne suis pas un assassin, je suis un brave garçon moi, vous savez. Je me sens seul. Il ne me reste plus qu’à attendre.
J’ai dû m’endormir pendant quelques heures. Le son d’une cloche, comme celui de l’église de mon village du côté de San-Sebastian me sort de mon demi sommeil. Cela provient de l’escalier. Je vais voir. A travers l’oeilleton de la porte de mon appartement, je distingue deux formes fantomatiques qui frôlent la rambarde métallique. A part ça, rien ne bouge. Ici les visiteurs sont rares et les voisins indifférents à ce qui se passe. Les silhouettes sont celles de Luigi et du type qui me regardait tout à l’heure d’un air bizarre. Elles sont là devant moi, sur le palier. Je retiens ma respiration. J’ai peur. Je vois une main qui obstrue mon champ de vision. Je reste immobile.
J’entends chuchoter. Je remarque que la main a le pouce et l’index reliés, les autres doigts dressés. Je reconnais le signe de Luigi qui veut dire oké, d’accord. Voilà ce que j’attendais. Je peux aller me coucher. J’allume la radio. Flash de 4 heures.La voix suave et faussement enjouée de la speakrine : « aujourd’hui, arrivée du tour de France, un tour propre et sans histoire de dopage cette année, depuis la disparition du cuisinier italien surnommé Motoman qui ravitaillait les coureurs en E .P.O. ».
Motoman, Luigi, c’est pareil. Il m’avait dit : « ton voisin Carl, tu vas juste le bousculer, la suite , tu ne t’en occupes pas et tu auras ta part du fric. ». Mais des voix dans mon crâne m’empêchent de dormir et me disent que la suite ne s’est peut-être pas passée comme Luigi me l’a racontée. Au-dessus de mon lit, j’entends des gémissements et des bruits de tuyaux qui résonnent. Il y a quelqu’un dans le local à chaudière. J’y vais. Carl est étalé en plein milieu de la tuyauterie, sa tête cogne par intermittence sur le rebord d’une vanne. Il n’est pas beau à voir. Il grogne, me scrute d’un œil torve. D’un coup, sa pupille se dilate comme si elle lançait des flammes dans ma direction et au-delà. Derrière moi, j’ai l’impression qu’une armée entière bringuebale la cage d’escalier. Je fais volte face. Arrive à ma hauteur un type en imper mastic chaussé de Dock Martins.Je devine tout de suite que c’est un flic. L’été, un pareil accoutrement, c’est bizarre, croyez pas ?
– Pardon Inspecteur.
-Mon Capitaine, je préfère. Bon, aujourd’hui, 14 juillet, c’est férié. Rentrez chez vous, on verra demain.
FIN