Le médecin, le chercheur et le vaccin

A l’heure où les médias nous rebattent les oreilles du vaccin contre le virus pandémique baptisé COVID-19, découvert en moins d’un an, prêt à être distribué dès le début de l’année, c’est à dire demain, j’ai envie de partager cette lecture d’hier avec les lecteurs du Conotron . Je l’ai intitulée : le médecin, le chercheur et le vaccin.

Parce que c’est une lecture ancienne qui résonne avec notre présent. J’en ai choisi les extraits à l’intérieur d’un même chapitre et les coupures que j’ai effectuées n’ont pour but que d’en facilité la lecture et d’en montrer l’actualité. Je ne vous présente ni le roman , ni son auteur, vous le découvrirez à la fin, peut-être le devinerez-vous avant, pour certains d’entre vous dès le début tant le style est reconnaissable.

Et quoiqu’on puisse dire ou médire, à juste titre d’ailleurs de certaines prises de positions de son auteur, cette œuvre-ci, en particulier, survit et survivra à l’usure du temps parce qu’elle marque une esthétique littéraire qui a largement inspiré d’autres auteurs et des plus divers. Je ne vous en dis pas davantage, je terminerai simplement par cette citation de l’Ecclésiaste ( chap. I ,10)
« Rien n’est nouveau sous le soleil, et nul ne peut dire : voilà une chose nouvelle ; car elle a déjà été dans les siècles qui se sont passés avant nous. »

Bonne fin d’année 2020 et bonne année 2021, avec le vaccin !…

« Malgré tout, j’avais bien fait de rentrer à Rancy dès le lendemain, à cause de Bébert qui est tombé malade juste à ce moment. Le confrère Frolichon venait de partir en vacances, la tante a hésité puis elle m’a demandé de le soigner quand même son neveu, sans doute parce que j’étais le moins cher parmi les autres médecins qu’elle connaissait.

Bébert ne délirait pas encore, il n’avait seulement plus du tout envie de bouger. Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu de chair jaunie et mobile lui tenait encore au corps en tremblotant de haut en bas à chaque fois que son coeur battait. On aurait dit qu’il était partout son coeur sous sa peau tellement qu’il était devenu mince Bébert en plus d’un mois de maladie. Il m’adressait des sourires raisonnables quand je venais le voir. Il dépassa ainsi les 39 et puis les 40 et demeura là pendant des jours et puis des semaines, pensif.
(…)
Vers le dix-septième jours je me suis dit tout de même que je ferais bien d’aller demander ce qu’ils en pensaient à l’Institut Bioduret Joseph ( travestissement du nom de l’Institut Pasteur) d’un cas de typhoïde de ce genre et leur demander en même temps un petit conseil et peut-être même un vaccin qu’ils me recommanderaient. Ainsi, j’aurais tout fait, tout tenté, même les bizarreries et s’il mourrait Bébert, eh bien, on n’aurait peut-être rien à me reprocher.
(…)
Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et que chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin. Le délire scientifique plus raisonné et plus froid que les autres est en même temps le moins tolérable d’entre tous. Mais quand on a conquis quelques facilités pour subsister même assez chichement dans un certain endroit (l’Institut Pasteur), à l’aide de certaines grimaces, il faut bien persévérer ou se résigner à crever comme un cobaye. Les habitudes s’attrapent plus vite que le courage et surtout l’habitude de bouffer.

Je cherchais donc mon Parapine à travers l’Institut, puisque j’étais venu tout exprès de Rancy pour le trouver. Il s’agissait donc de persévérer dans ma recherche et ça n’aller pas tout seul. Je m’y repris en plusieurs fois, hésitant longuement entre tant de couloirs et de portes. Il ne déjeunait pas du tout ce vieux garçon et ne dînait que deux ou trois fois par semaine au plus, mais là énormément, selon la frénésie des étudiants russes dont il conservait tous les usages fantasques. On lui accordait à ce Parapine, dans son milieu spécialisé, la plus haute compétence. Tout ce qui concernait les maladies typhoïdes lui était familier, soit animale, soit humaine. Sa notoriété datait de vingt ans déjà, de l’époque où certains auteurs allemands prétendirent un beau jour avoir isolé des vibrions eberthiens vivants dans l’excrétat vaginal d’une petite fille de dix-huit mois. Ce fut un beau tapage dans le domaine de la vérité.

Heureux, Parapine riposta dans le moindre délai au nom de l’Institut national et surpassa d’emblée ce fanfaron teuton en cultivant, lui, Parapine, le même genre mais à l’état pur et dans le sperme d’un invalide de soixante et douze ans. Célèbre d’emblée, il ne lui restait plus jusqu’à sa mort, qu’à noircir régulièrement quelques colonnes illisibles dans divers périodiques spécialisés pour se maintenir en vedette.
Ce qu’il fit sans mal d’ailleurs depuis ce jour d’audace et de chance. Le public scientifique sérieux lui faisait à présent crédit et confiance. Cela dispensait le public sérieux de le lire. S’il se mettait à critiquer, ce public, il n’y aurait plus de progrès possible. On resterait un an sur chaque page.
Pendant mon stage dans les écoles pratiques de la Faculté, Parapine m’avait donné quelques leçons de microscope et témoigné en diverses occasions de quelque réelle bienveillance. J’espérais qu’il ne m’avait depuis ces temps lointains pas tout à fait oublié et qu’il serait à même de me donner un avis thérapeutique de tout premier ordre pour le cas de Bébert qui m’obsédait en vérité. Décidément, je me découvrais beaucoup plus de goût à empêcher Bébert de mourir qu’un adulte. On n’est jamais très mécontent qu’un adulte s’en aille, ça fait toujours une vache de moins sur la terre, qu’on se dit, tandis que pour un enfant, c’est tout de même moins sûr. Il y a l’avenir.

Parapine mis au courant de mes difficultés ne demanda pas mieux que de m’aider et d’orienter ma thérapeutique périlleuse, seulement il avait appris lui, en vingt années, tellement de choses et des si diverses et de si souvent contradictoires sur le compte de la typhoïde qu’il lui était devenu bien pénible à présent, et comme qui dirait impossible, de formuler, au sujet de cette affection si banale et des choses de son traitement le moindre avis net ou catégorique.

« D’abord, y croyez-vous, cher confrère, vous, aux sérums ? qu’il commença par me demander. Hein ? qu’en dites-vous ?…Et les vaccins donc ?..en somme, quelle est votre impression ? d’excellents esprits ne veulent plus à présent en entendre parler des vaccins…c’est audacieux confrère, certes…je le trouve aussi…Mais enfin, hein ? Quand même ?…Ne trouvez-vous pas qu’il y a du vrai dans ce négativisme ?..Qu’en pensez-vous, vous ? »
(…)
Alors l’idée lui revint que j’étais venu le voir à propos de quelque chose de très précis et d’urgent.

«  C’est vrai, fit-il, qu’à vous ennuyer avec mes petites affaires, j’oubliais votre malade ! Mais que vous dirais-je après tout que vous ne sachiez déjà ! Parmi tant de théories vacillantes, d’expériences discutables, la raison commanderait au fond de ne pas choisir ! Faites donc au mieux allez confrère ! Puisqu’il faut que vous agissiez, faites au mieux ! Pour moi d’ailleurs, je puis ici vous l’assurer en confidence, cette affection typhique est arrivée à me dégoûter au-delà de toute limite ! De toute imagination même ! Quand je l’abordai dans ma jeunesse la typhoïde, nous n’étions que quelques chercheurs à prospecter ce domaine et nous pouvions, en somme, aisément nous compter, nous faire valoir mutuellement … Tandis qu’à présent, que vous dire ? Il en arrive de Laponie mon cher ! Du Pérou ! Tous les jours davantage ! Il en vient de partout des spécialistes ! On en fabrique en série au Japon ! J’ai vu le monde devenir en moins de quelques ans une véritable pétaudière de publications universelles et saugrenues sur ce même sujet rabâché. Je me résigne pour y garder ma place et la défendre certes tant bien que mal, à produire et reproduire mon même petit article d’un congrès à l’autre, auquel je fais simplement subir vers la fin de chaque saison, quelques subtiles et anodines modifications, bien accessoires…Mais cependant, croyez-moi confrère, la typhoïde, de nos jours, est aussi galvaudée que la mandoline ou le banjo. C’est à crever je vous le dis ! Chacun veut en jouer un petit air à sa façon … »

Louis-Ferdinand Céline : Voyage au Bout de la Nuit
(pp 276 à 286, extraits, édition Gallimard Folio)