4, 9, 3

D’après : « Assommons les pauvres » de Charles Baudelaire in « Le Spleen de Paris ».

Depuis de longues, longues semaines, le Président de la Start Uup Nation était emberlificoté en même temps dans tout un tas de dossiers. Il avait fini par avaler, par digérer les élucubrations des entrepreneurs du bonheur public, de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, comme de ceux qui les persuadent qu’ils sont des rois détrônés.
On ne trouvera donc pas surprenant que le Président fût dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité. Confiné dans son grand bureau, il avait senti, émergé du fond de son intellect, une idée, idée d’un genre obscur certes, mais supérieure à celles suggérées par ses nombreux conseillers. En effet, une suite de chiffres encore vague, lui était apparue en songe : 4, 9, 3.
Il lui fallait donc la numériser.
C’est ainsi que ce soir-là, il sortit avec une grande soif. Car la passion des calculs inquiétants engendre un besoin proportionnel de grand air et de rafraîchissements. Tandis qu’il allait entrer dans un café où il était sûr de ne pas être importuné, un mendiant d’environ soixante ans, lui tendit son béret, avec dans le regard un « je ne sais quoi » qui ressemblait à cette détermination farouche capable de renverser les trônes.


En ce début de printemps, propice aux débordements des sens, le Président vit que le mendiant manifestait une sorte d’impatience. En même temps, il entendit une voix qui chuchotait à son oreille, une voix qu’il connaissait bien. C’était celle d’un bon ange ou d’un bon démon qui l’accompagnait partout. La voix lui disait ceci :
« Celui-là, seul est l’égal d’un autre, qu’il le prouve ! Celui-là, seul est digne de la liberté, qu’il sache la
conquérir ! »
Immédiatement, le Président sauta sur son mendiant et d’un seul coup de poing, lui boucha un œil qui devint , en une seconde, gros comme un ballon. Il lui mit encore un marron et lui fit sauter deux dents, malgré les protestations du vieillard qui gardait son autre œil ouvert, difficilement tout de même. Le Président qui, dans la pratique de la boxe, n’avait pas suffisamment d’entraînement, s’était cassé un ongle à péter les deux dernières dents du mendiant. Et, comme le pauvre homme ne réagissait toujours pas à l’application de ses théories, le Président lui hurla « quarante neuf trois ! » tout en lui lançant dans le dos un coup de pied assez énergique pour lui briser les omoplates.
Une fois le sexagénaire terrassé, le Président voulut l’achever en le numérisant. Mais, ô miracle, ô jouissance du philosophe, car le Président se rêvait philosophe tel Socrate avec son démon : « pourquoi moi aussi, n’aurais-je pas droit, comme Socrate, à mon brevet de folie ? » se disait le
Président qui voyait sur le sol, se remuer la vieille carcasse avec une énergie qu’il n’aurait jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée. Selon sa théorie, la réaction du mendiant ne lui parut pas de mauvais augure : « par mon énergique médication, je lui ai rendu l’orgueil et la vie » pensait-il.
Soudainement, le malandrin décrépi se jeta sur lui, lui pocha les deux yeux, lui cassa quatre dents et tout en lui fouettant vigoureusement la tronche avec son béret, il hurlait :
« Mille sept cent quatre vingt neuf, mille sept cent quatre vingt neuf ! »

Professeur Mottro, 17 mars 2023.