L’Aventure * – Lucien Bodard

Compte rendu de lecture :

Le 7 décembre 1950, le général Jean de Lattre de Tassigny, héros de la seconde guerre mondiale, est nommé haut-commissaire commandant en chef en Indochine, trois mois après le désastre de Cao Bang contre les troupes vietminh d’Ho Chi Minh. Le roi Jean, comme l’appelle Lucien Bodard va pouvoir livrer sa guerre, pour la France , contre l’avancée du communisme en Asie. Rappelons que Mao Tsé-Tong est au pouvoir en Chine depuis 1949 etque son armée est aux frontières nord de l’Indochine depuis décembre de cette même année .
Après la bataille de Vinh Yen, à quelques dizaines de kilomètres au nord ouest d’Hanoï, bataille sanglante autant pour le vietminh que pour le corps expéditionnaire français, le roi Jean est dans les embarras de la victoire.
C’est lui que fait parler Bodard, page 306 :
« une victoire, ça rapporte à chaud et d’autant plus que c’est chaud. La mienne, si je la laisse se refroidir, elle sera de plus en plus tiède, elle va se déprécier. Chaque jour que je ne suis pas là-bas ( à Paris où le général hésite à se déplacer), je perds de l’argent, de nouvelles armes, de nouveaux hommes, tout ce dont j’ai besoin en Indochine, pour tenir, pour gagner. »
Tout le monde sait que l’argent , c’est le nerf de la guerre. Et la France est pauvre , elle vit à crédit avec l’aide financière du plan Marshall.
Le roi Jean, fort de son prestige, décide de s’adresser directement aux « Amerloques ».Sa majesté envoie à Washington un émissaire de la plus haute qualité, un colonel d’armée, un sodat doublé d’un polytechnicien, une vraie machine de guerre, le militaire complet qui rassure Paris par sa probité et qui impressionne les « Amerloques » par sa martialité.
« Allard, une belle « touche » avec sa gueule en beefsteak artistique, son garde-à-vous datant de l’Empire, sa discipline digne de tous les règlements, son intelligence honnête et dressée à l’honnêteté. (…) Tout ce que souhaite Delattre, c’est que l’Amérique en fasse le plus possible pour que la France en fasse le moins possible. »( page 326) ( c’est moi qui souligne : trouvez pas que ça résonne avec l’actualité en Europe en ce début d’année 2024 ?….)
Allard , donc, arrive à Washington.
Extrait.
(Ce n’est pas la télé, ni les images des réseaux sociaux. Avec Lucien Bodard on n’est plus dans la vitrine, on est dans la cuisine. Seulement pour y entrer, il faut se donner la peine de lire, de lire un livre, des livres aussi…)
« C’est donc un véritable examen qu’Allard doit passer. Un matin à onze heures, seul avec ses papiers et son porte-documents, il affronte un jury de vingt sept experts.
Dans cet aéropage, tous sont râblés, noueux, avec des têtes de joueurs de base-ball et des cheveux coupés au bol. Inquisition brutale, précise, interminable. Allard répond bien, très bien à toutes les innombrables questions. Il est « incollable » tellement il connaît son dossier et ses chiffres. Il ne fait pas d’éloquence, pas d’effets, pas de plaidoierie, il est sobre à souhait. « C’est un vrai soldat » murmure le principal
interrogateur. Mais il ajoute :
-Hélas,avec cette guerre en Corée qui dévore tout, absolument tout, nous ne pouvons pas vous donner grand-chose, juste le plus indispensable, ce que vous avez vous-même classé comme priorité numéro un, quelques munitions, quelques pièces de rechange, quelques avions.
– C’est la condamnation du corps expéditionnaire du général de Lattre qui a mis toute sa confiance dans l’Amérique…
-Revenez dans un an, alors on vous fournira tout ce que vous voudrez car notre production de guerre qui redémarre à peine, tournera à plein rendement. D’ici là, achetez donc des surplus chez nos ferrailleurs.
Vous savez, il y en a dans ce pays, aux Philippines, au Japon, un peu partout, des brocanteurs qui ont encore d’énormes stocks de vieux matériels dont on se débarrassait n’importe comment après la seconde guerre mondiale. Ils n’ont pas encore tout écoulé ; vous pourrez trouver des choses utiles dans ce bric-à -brac.
– Mais pour cela, il faut des dollars et nous n’en avons pas.
-Adressez-vous au département d’État. »

Alors, l’Amérique, celle de Truman, celle de Trump, c’est toujours l’Amérique, d’abord ses intérêts…

* collection « documents , l’air du temps 218, éditions Gallimard, 1967.

Notes de lecture (suite) :

Dans son « Voyage » Louis-Ferdinand Céline parle de la mesquinerie des colonies françaises, de la crasse morale , de la saleté des corps aussi.
Lucien Bodard raconte la même histoire pas ragoutante. Des vérités pas bonnes à dire avec des envolées lyriques, un vrai sens de la dérision et de l’ironie qui rappellent le style de Céline. Grande fluidité. On a l’impression d’entendre la voix de celui qui écrit. On est comme à la radio en compagnie du conteur d’histoires fantastiques.
Mais celle-ci, notre histoire coloniale, on n’en veut plus!
Car c’est magouilles et compagnie, profits, grosses saloperies, espionnage à tous les étages, C.I.A. , « chinoiseries », guerres sanglantes et vaines à la gloire du général Jean de Lattre de Tassigny.Le roi Jean comme l’appelle Lucien Bodard.
Et puis, il y a la religion, la catholique. N’oublions pas que la France est « fille aînée de l’Eglise ». Le sabre et le goupillon à la conquête des colonies.
Seulement, voilà, la France, cette gloire-là, elle n’en veut pas, elle n’en veut plus. C’est la honte.
Alors , exit la mémoire de l’Indochine !
Extrait ( L’AVENTURE de Lucien Bodard, pages 502/503.)
« Dieu vit bien. Insatiable est l’avidité des évêques. Ils empochent de toutes mains .Tout ce que gagne la population est à eux : quêtes, dîmes, contributions volontaires pour la défense de la foi, toutes sortes d’ « actes de charité obligatoires, sans compter les sacrements tellement nombreux. Malheur au mauvais catholique qui ne se sanctifie pas assez.
Mais surtout, tout l’univers les « arrose » en secret, en se cachant, chacun croyant acheter l’exclusivité de leurs faveurs. D’abord Bao-Daï( l’empereur fantoche plus ou moins contrôlé par la France). Lui, ne se fait pas d’illusions:il les connaît bien. Jadis, quand il était conseiller suprême d’Ho Chi Minh, il a été à Phat Diem au sacre de Le Huu Tu ( évêque vietnamien catholique). A cette époque , ils étaient venus à trois d’Hanoï encore aux mains d’Ho Chi Minh : lui, le chrétien rouge Nguyen Man Han et le grand Giap ( général en chef de l’armée vietminh .). Etrange cérémonie où le Fils du Ciel était délégué communiste et où le pontife intronisé au nom du Christ acceptait le titre de « conseiller religieux » d’Ho Chi Minh ! Temps proches et déjà lointains ! ( à ce moment du récit, nous sommes en 1951).
L’empereur redevenu empereur qui croit qu’on ne tient les hommes, même mitrés, que par le fric, a débauché l’évêque vietminh, l’a rallié à lui à coup d’argent. Depuis lors, à la fin de chaque mois, il lui « allonge » deux ou trois millions de piastres, mais prudemment, s’il est content de lui. Parfois, le subside est en retard et n’arrive que lorsque monseigneur Le Huu Tu a envoyé un nouveau télégramme d’allégeance… »
A présent, nos colonies, elles sont ici : Vietnamiens, Marocains, Algériens, Sénégalais. Dans les grandes villes, dans les cités, on commerce. Le trafic va bon train. Plus de place dans les H.LM. Les marchands de sommeil font exploser les loyers. En bas, tout le monde exploite tout le monde!
Parfois on grimpe, jusque dans les ministères de la République. Là-haut , c’est une autre guerre, mais toujours avec le même nerf: LE FRIC et la même quête: la gloire personnelle…
Un an après avoir dépensé l’argent de la République, espéré celui des « Amerloques » pour bétonner autour d’Hanoï et d’Haïphong à grand renfort de murs et de blockhaus, le roi Jean perd son unique fils , le lieutenant Bernard de Lattre de Tassigny, dans un accrochage sanglant avec les Vietminh surgis du tréfond de la jungle comme des fantômes invisibles. Bernard, le corps criblé de balles, mort à 20 ans !
Le général ne s’en remettra pas: il mourra, dans son lit , en Normandie, le 11 janvier 1952.
Les coffres-forts ne suivent jamais les corbillards. Mais les cimetières sont plein de héros.

Une boucherie héroïque :

2024 : sur tous les plateaux des chaînes de télévision qui diffusent des informations en continu, les présentateur(trices)- journalistes, spécialistes, militaires aniens chefs d’état-major, anciens ministres et diplomates nous parlent de la guerre que la Russie de Poutine conduit depuis bientôt trois ans contre l’Ukraine de Zélensky. Kiev est à , environ, 3500 kilomètres de Paris. On peut s’y rendre par la route, en
voiture, en bus ou camion, c’est selon…
Combien de temps encore durera cette guerre coloniale déclenchée par Poutine ?
Combien de temps vivrons-nous en paix à Paris ?

1951. Le général de Lattre de Tassigny gouverne et mène sa guerre en Indochine depuis moins d’un an. Il entretient autour de lui « le petit monde de la presse » qui reçoit ses lois et les accepte. Bodard rapporte les propos suivants. C’est le roi Jean qui parle ( page 559) :
« Plus ce qu’ils racontent est faux, plus cela doit faire vrai. Alors je veux qu’ils aient le spectacle. Qu’on les mène aux premières loges. Je veux qu’ils entendent siffler les balles mais sans qu’aucun d’eux soit blessé. »

Voici, plus loin dans le récit, sur la même page, « le spectacle » que décrit Bodard qui participe, avec les autres journalistes, à une « visite » , sur le terrain : « Tout est à point. Tout est beau, même l’horreur. L’apothéose, ce sont les fastes de la mort glorieuse. C’est la revue à chaud, parmi les cadavres à peine refroidi sur le champ de bataille, celui de la victoire vraie ou fausse. Il n’y a plus de viande, sauf celle des Viets, coolies ou réguliers, aux membres épars, incrustés de boue, débris de vaincus qui ont à peine été des hommes, des combattants , rien qu’un peu de la plèbe jaune, cet anonymat.
Mais les morts du corps expéditionnaire, eux, ont rempli magnifiquement, volontairement leur destin de soldats à tuer et tués. Il ne s’agit pas de sacrifice, c’est plus que cela : l’idéal du devoir, la grande tradition.
Comme de Lattre sait mettre cela en valeur ! Honneur aux tombés, mais leur sort a été le plus beau. C’est l’héroïsme accompli, délibérément choisi : le martyre du prêtre et le sang du soldat, ce sont les deux grandes valeurs de la civilisation chrétienne selon de Lattre. Rien de commun avec le mysticisme des masses asiatiques, du fabriqué, de l’automatisme sans âme, sans choix, finalement la boucherie et l’abattoir, le monde des insectes ».
D’après Lucien Bodard, la guerre que mène de Lattre en Indochine est une croisade : « Avec lui (de Lattre) tout est croisade, partout » (page 584)

Effectivement, dans « Histoire du Vietnam » par André Masson, P.U.F. éditions « Que sais-je ? », 1960, on peut lire que la politique de conquête de la France en Extrême-Orient , après le traité de Nankin avec la Chine en 1842, ayant pour objectif la protection des comptoirs commerciaux, et la convention de Wham Poa, signée le 24 octobre 1844, vise à protéger les missions catholiques.
« Cette politique répondait à un mouvement de l’opinion catholique en France qui rêvait à renouveler la tradition des croisades. Soucieux de se ménager l’appui du parti catholique, Napoléon III (le père du bagne…) se fit le champion de ces idées en Extrême-Orient et chercha en même temps à étendre le champ du commerce extérieur de la France »( page 76).

La guerre que mène Poutine contre l’Ukraine n’est-elle pas, en plus d’une guerre économique, une croisade, de la Russie traditionnelle contre l’Occident décadent ? C’est long, une croisade.

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Réquisitoire du Tribunal des Flagrants délires : Lucien Beaudard